La noix en voironnais

Noyeraies à Tullins © D. Lachas
Noyeraies à Tullins © D. Lachas

De la polyculture à la nuciculture

Les noyers déjà présents à l’état d’arbres isolés, en bordure de route ou de champs, fournissent jusqu’à alors du bois et de l’huile pour l’usage domestique (alimentation et éclairage). Les inventaires après-décès, dressés par les notaires, mentionnent dans beaucoup de foyers la présence de pierres à huile ou d’urnes en terre pour sa conservation. Les résidus de noix pressées, pains de noix ou tourteaux sont donnés au bétail, les feuilles employées en litière. Des plateaux ajourés et amovibles (claies), placées directement sous le manteau des cheminées, ou dans un local fermé dans les combles, adossé au conduit d’évacuation des fumées (claye[1]), servent au séchage des fruits. Les aménagements extérieurs destinés au même usage sont plus rarement signalés. Les mentions les plus précoces relevées en archives remontent au tout début du XIXe siècle. L’excédent de la récolte est exporté à Lyon par la route, ou par voie d’eau à Romans, centre important de fabrication d’huile de noix[2]. Seul le canton de Tullins déclare en 1839[3] en faire un objet habituel d’exportation. Deux fabriques d’huile de noix fonctionnent à cette date à Voiron[4], aux côtés de nombreux pressoirs de campagne.

Variétés de noix © Gallica.BnF
Variétés de noix © Gallica.BnF
Noyeraies et vignes © Coll. Musée dauphinois – Département de l’Isère
Noyeraies et vignes © Coll. Musée dauphinois – Département de l’Isère

La culture de la noix de table

Le passage de la noix d’huilerie (Chaberte) à la noix greffée en variété de table (Mayette à Tullins) plantée en vergers, se précise dans les années 1860-1880, suite à l’établissement de la voie ferrée vers Valence (1864). Déjà en 1857, V. Brunet[5] vante la « quantité considérable de belles noix pour dessert » que livre au commerce l’arrondissement de Saint-Marcellin. La réponse de cet arrondissement à l’enquête de 1866[6] note que les grosses noix (Mayettes) « constituent […] sur les rives de l’Isère, le produit principal depuis la maladie du ver à soie. ». Jusqu’en 1892, les statistiques agricoles estiment le rendement des noix converties en huile; au-delà, seule est présentée la production en fruits, ce qui confirme bien l’orientation vers la noix de table. Son développement s’accompagne de la mise en place de cours publics de greffage. Ces techniques connues et pratiquées au XVIIIe siècle[7], mais réservées à quelques initiés, bénéficient du regain d'actualité donné au greffage pour la reconstitution du vignoble phylloxéré. Sur l’initiative de l’ancien maire de Tullins, inventeur de la « bouillie Michel Perret » pour le traitement de la vigne, et président de la Société d'agriculture de Saint-Marcellin, se met en place un enseignement populaire. Les cours organisés dans plusieurs communes de l’arrondissement connaissent une fréquentation régulière. Les fruits en coque se vendent rapidement plus du double de celui des noix ordinaires, destinées à l’huilerie, et s’exportent en grande partie par voie ferrée, à destination de Marseille. L’établissement du réseau ferré joue un rôle décisif dans le développement de la nuciculture naissante. D’un côté il favorise les exports en noix vers de nouveaux débouchés commerciaux, de l’autre il rend plus sensible la concurrence des vins du midi, fragilisant la viticulture locale déjà éprouvée par le phylloxéra et par l’oïdium. Le vignoble affaibli, se reconstitue inégalement en Voironnais. Aux alentours de Tullins, les vignes nouvelles sont complantées de noyers. En 1892, on dénombre 20 000 arbres en production sur cette seule commune, et 4 500 à Réaumont[8]. En 1903, le mouvement a pris une telle ampleur que Tullins est qualifié « de plus grand marché de noix du monde entier » par l’Institut national agronomique[9]. Les noix s’exportent en Angleterre, États-Unis, Suisse, Belgique, Pays-Bas et Allemagne. La carte du Département de l’Isère industriel, agricole et pittoresque, éditée en 1897 par J.F. Muzy[10], montre bien l’extension nouvelle de la noyeraie de Tullins à Vinay, sur les deux rives de l’Isère.

Tullins, berceau historique de la noyeraie

Le Congrès de la noix, initié en octobre 1920 par la Compagnie PLM[11], rassemble en Isère les personnalités les mieux informées sur le sujet. Une visite, organisée dans la noyeraie tullinoise, donne un aperçu de la transformation qui s’opère : « Les arbres disposés en lignes de 15 ou 18 m en tous sens, couvrent des centaines d’hectares … Sous la noyeraie jeune, les vignes courent ; et entre les vignes les diverses cultures du pays se mêlent. » L’intervention d’André Louis Causse durant le congrès va jouer un rôle décisif. Cet importateur de noix européennes aux États-Unis, présente la situation du marché outre-Atlantique et les moyens d’améliorer les ventes. Parmi les avancées inspirées de l’expérience californienne, il évoque la mécanisation et le séchage artificiel, qui permettraient un gain de temps appréciable pour garantir une livraison de fruits pour les fêtes du Thanksgiving day, durant lesquelles les américains aiment les consommer. Le marché est à cette époque une cible de choix. Sur les 6 000 tonnes de noix en coque que l’Amérique importe directement de France, 2 000 sont iséroises, soit à l’époque la moitié de la production ! New-York, Chicago et Philadelphie en absorbent à eux seuls 1 600 tonnes.

Dans les années qui suivent, A.L. Causse fait construire à Tullins, un bâtiment moderne inspiré du modèle des usines californiennes[12]. En 1929, ils sont cédés à la toute nouvelle Coopérative de la Fédération des Syndicats de Producteurs de Noix de Grenoble, qui les agrandit. De cette période date aussi la création de l’AOC « Noix de Grenoble » (Appellation d’origine contrôlée), réclamée par les producteurs pour défendre et protéger la notoriété de leurs produits. L’AOC est obtenue en 1938, une première pour un fruit. En novembre 1977, en pleine récolte de noix, les bâtiments de la coopérative de Tullins disparaissent sous les flammes d’un gigantesque incendie[13]. La direction de Coopénoix décide peu après de reconstruire ses équipements à Vinay.

La cooperative de Tullins © Coll. Musée dauphinois – Département de l’Isère
La cooperative de Tullins © Coll. Musée dauphinois – Département de l’Isère
Usine de la Coopérative de Tullins, vers 1960 © Collection particulière
Usine de la Coopérative de Tullins, vers 1960 © Collection particulière

Claie, claye et séchoirs

Malgré la disparition de la première coopérative, l’histoire de la noix est encore bien présente en Voironnais, comme en témoignent les nombreux séchoirs conservés. Le séchage constitue une étape cruciale pour la conservation des fruits après récolte, et nécessite une présence quotidienne. Les noix, soumises à des pelletages réguliers, séjournent sur le séchoir de deux à quatre semaines pour une parfaite dessiccation. La plupart des fermes conservent, au moins dans la moitié sud du territoire, un espace aménagé à cet effet, le plus souvent sous l’avant-toit de la grange ou dans des constructions dédiées à cette opération, à proximité de l’exploitation. Il peut s’agir d’une claie grillagée, suspendue le temps du séchage, ou d’un aménagement fixe, formant une galerie extérieure sur consoles, sous une série de potelets portant l’avant-toit débordant. Un plancher aéré constitué de fins liteaux de bois assure une ventilation maximale. Ces installations sont beaucoup moins fréquentes dans la moitié nord, sans doute parce que la présence de clayes dans les combles, utilisant les fumées déviées du conduit, suffit à cet usage.

 
Séchage des noix dans une claie grillagée, Massieu. © D.Lachas
Séchage des noix dans une claie grillagée, Massieu. © D.Lachas
Brassage des noix dans un séchoir fermé par un bardage de clins horizontaux, Cliché R. Neumiller, © Collection Musée Dauphinois
Brassage des noix dans un séchoir fermé par un bardage de clins horizontaux, Cliché R. Neumiller, © Collection Musée Dauphinois
Claye dans les combles, Fitilieu © D. Richalet
Claye dans les combles, Fitilieu © D. Richalet
Séchoir en angle formant galerie extérieure. Sa construction date probablement de la reconversion du bâtiment en grange en 1869, Réaumont © D. Lachas
Séchoir en angle formant galerie extérieure. Sa construction date probablement de la reconversion du bâtiment en grange en 1869, Réaumont © D. Lachas

Retracer l’histoire individuelle de ces séchoirs est extrêmement délicat. Les sources historiques sont rares et les matrices du cadastre ancien muettes sur ce type de construction. Les archives notariales en font rarement état ; la mention la plus précoce (An IX) relève la présence d’une « grande claie pour faire sécher les noix sous le toit de la grange » de P. Gondrand à Vourey[14]. Le terme de « séchoir », employé pour décrire un bâtiment indépendant entièrement consacré à cette opération, apparaît dans un inventaire daté de 1873 au hameau de Malatraz[15] (Tullins). Le mot est déjà utilisé à la Rivière dès les années 1840[16].

 

Seule la remise en contexte de ces constructions fournit quelques indices. Ainsi, on peut penser que l’édification des séchoirs portés par des poteaux bois au-devant des dépendances agricoles, observés à Tullins, Réaumont, Saint-Blaise-du-Buis, est consécutive à l’installation de la voie ferrée et à l’émergence du commerce de la noix de dessert. De cette période date également la construction de la ferme dépendant du château de Pont-Pinet (Tullins), édifié en 1875 par Henri Duterrail, négociant à Saint-Étienne, dont les séchoirs ventilés par des bardages de bois ajourés, se développent sous combles. La plupart des aménagements s’installent sur les dépendances déjà existantes, parfois en remplacement de galeries de séchage extérieures ou en surélévation.

Les séchoirs investissent également les combles de nombreux bâtiments, sous réserve qu’un espace de ventilation suffisant soit ménagé sous toiture, entre la charpente et les maçonneries, ou par des ouvertures percées dans le mur de surcroit. Enfin, la commune de Tullins, conserve quelques exemples imposants de séchoirs autonomes. La présence de la coopérative, puis le recours au séchage artificiel ont ensuite ralenti le développement de ces constructions. 

[1] Le mot signifiant « claire-voie » évoque bien les surfaces ajourées sur lesquelles sont disposées les noix. D’après Hector BLANCHET, Dictionnaire sur l’origine des mots patois et des noms locaux du Voironnais, Grenoble, 1869, p. 60

[2] VEYRET Paul, La vallée de l’Isère hors des Alpes, in Revue de géographie alpine

[3] ADI 136M10

[4] ADI 146M26

[5] BRUNET Victor, Géographie historique, physique, politique, industrielle, commerciale, statistique et pittoresque du département de l'Isère. 1857

[6] ADI 139M20

[7] GINETJ. Contribution historique à l'étude de la greffe du noyer en Dauphiné. In: Revue de géographie alpine, tome 19, n°1,1931 ; http://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1931_num_19_1_4564

[8] ADI 137M33 Statistiques agricoles 1892

[9] Annales de l'Institut national agronomique : administration, enseignement et recherche, 1903 ; Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

[10] Source gallica.bnf.fr

[11] Compte-rendu du Congrès de la noix, organisé par la Compagnie PLM à Grenoble en octobre 1920

[12] ADI 6141W310, Matrice 1911, Case 1070

[13] « Un grand feu de noix », in Regards, Juin 2005, pp. 20 à 22

[14] ADI 3E14310

[15] ADI 3E16503

[16] Croquis de 1845 présentant les bâtiments d’exploitation autour du château de la famille de Montal, étudié par Olivier Ellena

A découvrir également, l'exposition temporaire du Grand Séchoir à Vinay : "La noix de Grenoble une belle histoire".