Les croix monumentales

Croix de Ste Blandine Montagnieu © D.Richalet
© D.Richalet

Une histoire de vocabulaire

Qu'est-ce que la "croix monumentale"?

Selon le lexique adopté par l’Inventaire Général du Patrimoine culturel, le terme à employer pour caractériser les croix érigées en extérieur, est celui de « croix monumentale », définie comme une « croix isolée formant monument ». Cela permet de les distinguer des différents types de croix (« de procession, d’autel, etc…) appartenant à la catégorie des objets du culte religieux, ou encore des croix peintes ou dessinées en deux dimensions. Les croix monumentales sont aussi considérées comme des « édicules », soit des « œuvres architecturales ne comportant pas d'espace intérieur habitable ».

Les éléments de la croix monumentale

Une croix monumentale, dans sa plus simple expression, en bois, peut être simplement composée d’un montant fixé dans le sol, et d’une traverse qui le recoupe. Le plus souvent, le montant est fixé sur un socle en pierre, ou plus tard en béton. Quand ce socle est pourvu d’une base et d’une corniche et qu’il prend certaines proportions, il devient un vrai piédestal. Pour accentuer la monumentalité de l’édicule, le socle est parfois posée sur un soubassement plus large, ou encore sur un podium à plusieurs degrés. Des marches supplémentaires sont parfois prévues en guise d’agenouilloir, pour pouvoir prier. Les inscriptions (avec nom des commanditaires, dédicaces, formules de protection ou de dévotion) sont le plus souvent portées sur le socle, dans un champ délimité parfois appelé « table », mais aussi sur le montant, la traverse, ou encore à la croisée. Des figures de saints peuvent être représentées, quand ce ne sont pas des statuettes, logées dans une niche creusée dans le montant. 

 

Quand il est en pierre, le montant prend le nom de fût, voire de colonne quand il est de section circulaire et accompagné d’une base et d’un chapiteau, qui peuvent être agrémentés de diverses moulures. Il est surmonté d’un bloc taillé formant le croisillon (en croix grecque à plusieurs extrémités de même taille), terme qui peut aussi désigner les trois extrémités de la croix (« les croisillons »). A la croisée peuvent être gravés symboles et inscriptions. Le croisillon supérieur peut aussi parfois porter symboles et inscriptions, comme le « titulus ». Les extrémités peuvent être taillées en diverses formes ornementales.

 

Quand elle est en fer forgé, la croix fixée sur un socle en pierre, peut être confortée à sa base par des « consoles d’appui ». Elle se compose parfois d’un seul montant, dit « hampe » ; quand les montants sont deux (ou plusieurs), l’espace qui les sépare est souvent ajouré de consoles, volutes et motifs géométriques, réalisées  en fines lames de fer forgé. Les extrémités de ses croisillons peuvent être également très ornementées. Enfin, elle peut aussi être agrémentée de pièces rapportées en tôle ou en fonte moulée, figurant des symboles ou des personnages, principalement à la croisée, mais aussi parfois sur le montant ou les croisillons. Si elle est entièrement réalisée en fonte moulée - comme de nombreuses croix funéraires vers la fin du XIXe siècle, la croix devient alors le support d’une expression figurative sans limites.  Au XXe siècle, elle est alors parfois fixée au somment d’un simple pilier en béton.

 

Autres édicules religieux

Christ en croix : Les croix monumentales peuvent être le support de la représentation du Crucifié ; quand le Christ n’est pas figuré et sculpté, il peut être un objet fixé et rapporté, la tête placée à  la croisée, les bras cloués sur la traverse et les pieds sur le montant.. Au XIXe et XXe siècles, le bronze et la fonte moulée sont employées pour créer des modèles de christ en croix.

 

Statues monumentales :  Des statues monumentales de Saints, en pierre bronze, fonte ou mortier de ciment armé, peuvent être érigées à l’extérieur, parfois sur des socles monumentaux ou des piédestaux à l’instar des croix. Cela concerne généralement la Vierge Marie dans toute son iconographie, et plus particulièrement les dévoltions du XIXe siècle (ND de la Salette, Vierge de Lourdes, etc…) 

 

Calvaires : Le terme « calvaire » est associé à la représentation de la scène de la crucifixion au Mont Glogotha où trois croix étaient érigées, celle du Christ au centre. Avec le développement de la dévotion du chemin de croix à l’époque moderne, nombre de paroisses ont voulu élever trois croix sur l’un des points élevés au-dessus de l’église ou du village, pour en faire un lieu de procession. Quand ils n’ont pas disparu, les emplacements des calvaires sont encore matérialisés par trois croix, souvent remplacées.

 

Calvaire des trois Croix, la Mure, vers 1864 © Patrimoine culturel
Calvaire des trois Croix, la Mure, vers 1864 © Patrimoine culturel

2. Symbolique

Les premiers symboles paléochrétiens

Le signe graphique de la croix « latine » (branche transversale plus courte que son montant vertical) nous apparaît aujourd’hui comme le plus évident signe religieux de la chrétienté, et plus particulièrement de son obédience catholique. Il est donc utile de rappeler qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

 

Parmi les symboles les plus anciens, on peut rappeler le « Chrisme », formé des deux lettres grecques I (iota) et Χ (khi) - initiales du nom de Jésus Christ en grec, mais aussi des deux lettres grecques Χ (khi) et Ρ (rhô), qui constituent également les deux premières lettres du mot Χριστός (« Christ »). Ce symbole de contraction de lettres, déjà connu, s’impose dans l'iconographie chrétienne à la suite de l'épisode de la conversion de l'empereur Constantin Ier au christianisme, qui influence l'art et les symboles impériaux romains. Une première apparition du chrisme figure sur le casque de l'empereur sur une pièce frappée en 315 à Ticinum, puis ensuite sur des pièces de monnaie frappées en 327 à Constantinople. Ce chrisme figurant sur l'étendard de Constantin est décrit par Eusèbe dans sa Vie de Constantin, qui le dit en or, cerclé et serti de pierres précieuses. Le symbole est ensuite adopté par le christianisme et sert d'emblème aux empereurs chrétiens successifs ; mais, à partir du Ve siècle, il est progressivement supplanté par la croix. Le chrisme est surtout présent en Orient, plus spécifiquement dans la partie orientale de l'ancien Empire romain. Il continuera à représenter l'un des monogrammes du Christ, souvent accompagné des lettres α (alpha) et ω (oméga), lettre initiale et finale de l’alphabet grec, symbolisent la totalité : le commencement et la fin.

 

Le Poisson : Pour Clément d'Alexandrie, dans son ouvrage appelé le Pédagogue, les plus anciens symboles de distinction des chrétiens sont une colombe, pour la colombe de l’arche et le Saint-Esprit, un navire pour l’Église, une ancre pour l’espérance, et un poisson pour Jésus-Christ. Elément symbolique important dans l’ancien Testament, le poisson devient un symbole important de par le célèbre acrostiche que forme le mot grec « Ichthus » - employé pour la formule Iesous Khristos Theou Huios Soter (Jésus Christ fils de Dieu, Sauveur) - que cite Saint Augustin dans sa Cité de Dieu. Cité par l'Empereur Constantin lui-même dans l’Oratio Sanctorum Coetus, cet acrostiche sera régulièrement employé. Persécutés par les autorités romaines, les premiers chrétiens vont également utiliser le symbole graphique du poisson comme signe d’identification entre eux. Ce symbole deviendra également pour certains le signe de la Résurrection, celui de l'eau du baptistère donc symbole de vie. Pour certains, il représente en même temps l'Eucharistie, c'est-à-dire le Corps, le Sang, l'Âme et la Divinité de Jésus-Christ. Les pains et les poissons sont la manne du Christ unissant les fidèles dans la communion sacramentelle. Ce symbole est encore souvent employé de nos jours.

 

Le symbole de la Croix

Eusèbe de Césarée, hagiographe de Constantin, rapporte dans son Histoire ecclésiastique - entre autres relations différentes qu'il décrit des faits lors de la bataille victorieuse du Pont Milvius - que Constantin, déjà converti, aurait eu la vision, partagée par ses soldats et confirmée par un songe, d'une croix apparaissant dans le ciel et accompagnée du message : « In hoc signo vinces » (« par ce signe tu vaincras »). Un autre événement fondateur de la symbolique de la croix et du culte des reliques est indubitablement le voyage de l'impératrice Hélène - mère de Constantin, en terre Sainte (326 – 328) - où elle « découvre » les reliques de la croix du Christ (relatée comme  « l'Invention de la « Vraie Croix ») sur le site du Saint Sépulcre. La croix devient donc progressivement le Symbole de la Passion du Christ et de son sacrifice, comme le met en relief Saint Jean Chrysostomé dans son « Homélie sur la Croix et du Larron » (vers 399 - 401).

«Hélène et l’Invention de la Vraie Croix » / Cycle de la légende de la Sante Croce,  Chapelle Bacci, Basilique saint François, Arezzo.  Réalisées par Piero della Francesca entre 1452 et 1458 © Domaine Public
«Hélène et l’Invention de la Vraie Croix » / Cycle de la légende de la Sante Croce, Chapelle Bacci, Basilique saint François, Arezzo. Réalisées par Piero della Francesca entre 1452 et 1458 © Domaine Public

3. Parcours historique

Défier le temps

Sans présager de l’existence de croix en bois qui n’ont pu résister des siècles aux intempéries, un certain nombre de croix anciennes, en pierre, nous sont parvenues. Relativement rares, elles restent mal connues et mal protégées. Leur état actuel ne saurait rendre parfaitement compte ni de leur quantité, ni de leur profil au moment de leur érection, ni parfois même de leur emplacement, pas toujours d’origine ; en effet nombre d’entre elles n’ont pas survécu aux deux grandes périodes de destruction que furent les guerres de Religion et la période révolutionnaire. Généralement taillées dans un type de pierre local quand celui-ci s’y prête (calcaire, grès ou granit), elles présentent souvent des caractéristiques typologiques locales ou régionales.

 

Les premières croix « monumentales »

Si la croix reste avant tout un ornement ou un objet liturgique, il n'est pas aisé de déterminer à quel moment elle devient « monumentale ». Ce qui est certain, c'est que dès le VIIe siècle en Irlande sont dressées des « Hautes Croix» annelées (avec un anneau en pierre, rigidifiant la structure) en pierre de taille aux motifs géométriques, auprès desquelles, à défaut d'église, se célèbrent les cérémonies religieuses. Ces croix se diffusent par la suite en Ecosse et dans les autres zones de culture celtique des Îles Britanniques, recevant une décoration sculptée et historiée.

 

Les croix médiévales

En France, les croix dressées le long des chemins devaient exister depuis un certain temps quand, lors du Concile de Clermont (1095), il en est fait mention. Certain canons adoptés s'y réfèrent expressément en leur accordant le « droit d'asile » comme pour les églises : « Celui qui enlace une croix touche un asile aussi inviolable que s'il s'était réfugié dans une église. ». Ils spécifient aussi que quiconque s’est « réfugié » auprès d’une de ces croix peut être livré à la justice, mais à condition d’avoir la vie et les membres saufs. A partir du XIe siècle, de véritables espaces de droit d’asile sont créés, refuges sacrés que l’on nomme les « sauvetés » (qui donnera en occitan le toponyme « Salvetat »). Abbayes et monastères vont en profiter pour mettre en valeur des zones inhabitées, en particulier dans le Sud-Ouest, qui seront délimitées par des croix et des bornes. Comme l’atteste de « dénombrement des biens du baron de Gresse-en-Vercors » (1305), des croix sont également érigées pour marquer des limites domaniales. Dans la seconde partie du Moyen-Âge ordres religieux et commanditaires fortunés vont élever des croix à l’entrée de villes et des villages, sur les places, dans les cimetières, pour conserver le souvenir d’un fait mémorable ou en signe de dévotion. D’autre crois sont érigées en guise de protection du voyageur à la croisée des chemins ou au passage de lieux périlleux (cols, forêts, ponts et gués). Pour les ériger, on n’hésite pas parfois à remployer des éléments antiques issus de stèles funéraires ou de tronçons de colonnes.

 

Gloire, dévotion, protection

Des croix du Moyen-Âge qui nous sont parvenues, on peut déduire un certain nombre de caractéristiques. Elles sont généralement de section circulaire, composée de deux ou trois gros blocs taillés, avec un court croisillon. Certaines sont alors couvertes d’un auvent pour les protéger (comme en atteste Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture) ; d’autres, plus monumentales, sont placées au centre d’une travée protégée par une voûte reposant sur des piliers et peuvent porter les armes de leurs prestigieux commanditaires (croix couverte de Beaucaire). Leur décor sculpté témoigne de l’aisance de leur commanditaire. Souvent la croix porte des inscriptions à caractère religieux, sculptées en employant généralement (jusqu’au début du XVIe siècle), l’écriture gothique textura. Les inscriptions sont portées le plus souvent à la croisée, mais parfois également à la base ou sous une niche. Celles-ci, sculptées, abritaient une statuette  de saint (ou de Vierge) parfois surmontées d’un dais. La croisée était généralement l’emplacement choisi pour figurer un saint ou Christ en croix, son revers présentant parfois un blason sculpté (parfois également sur le dé). A sa base, le montant est parfois orné de moulures prismatiques.

 

Des croix particulières

Certaines croix sont très spécifiques, comme les « croix de peste » (ou croix à bubons ou, en Auvergne, « croix à argnats », dont le fût et le croisillon sont ornés de protubérances symbolisent les bubons de la maladie. Les croix de pèlerinage, sur les chemins de Compostelle, portent des marques caractéristiques : bas-relief de Saint-Jacques, coquilles ou évocation du bourdon - le bâton du pèlerin. Le bourdon portait à son extrémité un pommeau, en forme de boule. On trouve sur ces chemins des croix bourdonnées : chacune des extrémités est terminée par une boule.

 

Croix dite « de Saint Jacques, détail, Gresse-en-Vercors © Patrimoine culturel
Croix dite « de Saint Jacques, détail, Gresse-en-Vercors © Patrimoine culturel

Les croix modernes

Tandis qu’au Moyen-Âge et encore jusqu’au début du XVIe siècle les croix peuvent présenter un profil sculpté très riche (figures, jeux de moulures), elles tendent à plus d’épure et d’élancement après la période des Guerres de religion. La croix peut alors être alternativement en section carrée, avec un montant au profil souvent tronconique ou pyramidal, dont le bloc se termine par une astragale qui distingue le court croisillon qui le surmonte. Les inscriptions et figures se limitent à la croisée et au dé  à la base du montant ; du latin, on passe rapidement à l’emploi du français au cours du XVIIe siècle. C’est aussi à partir du XVIIe siècle que dans certains territoires se multiplient les croix composées d’un montant et d’une traverse en fers plats forgés, aux extrémités découpées et estampées en forme de fleurons ou de fleurs de lys ; ce dernier motif disparaître avec la Révolution, pour revenir sous l’Empire puis être définitivement interdit dès 1831. Au XVIIIe siècle se développe l’usage des fers profilés assemblés, plus ou moins épais, de provenance industrielle (rampes et portails).  

 

Les croix contemporaines

Au XIXe, une fois le culte rétabli et le clergé réorganisé, on constate une très grande recrudescence de la pratique d’érection de croix monumentales, principalement pour la période 1825—1925. Alors que l’église catholique en France s’efforce de rétablir l’enseignement religieux et les pratiques dévotionnelles dans les campagnes, on érige à nouveau des croix pour marquer sa foi. Aux croix de mission (ou de Jubilé) qui marquent le passage de missionnaires dans chaque paroisse  - et sont l’occasion d’un certain faste ornemental - s’agrègent les croix de cimetière devenues systématiques, les croix votives, les croix commémoratives ou encore les croix de hameau au pieds desquels les habitants de hameaux trop isolés viennent prier.  Si la pierre reste privilégiée, avec des techniques de taille plus industrielles, le fer forgé est de plus en plus utilisé, parfois associé à la tôle ou à la fonte moulée qui permet de rajouter ornementations, symboles scènes et personnages; cette dernière devient prépondérante dans les cimetières avec des croix accessibles sur catalogue. Au XXe siècle l’acier ou le béton sont parfois utilisés pour des croix de grande taille. Le bois, matériau très périssable à l’extérieur, continue à être utilisé pour de simples croix rurales privées, parfois porteuses d’un décor sculpté de qualité, ou pour témoigner d’un emplacement ou une croix précédente existait. En montagne, le pin est employé pour de nombreuses croix au profil très simple (section rectangulaire, extrémités en pointe de diamant). Enfin, la pratique d’ériger une croix au sommet de certaines montagnes, déjà attestée, se développe grandement au cours des XIXe et XXe siècles ; mais ces édicules sont souvent mis à mal par les intempéries.

 

Et aujourd’hui ?

Selon l’article 28 de la loi de 1905 : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou à quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ».  

La jurisprudence enseigne donc que l’ensemble des croix monumentales édifiées avant 1905 ne relèvent donc pas de cette loi ; souvent devenue propriété publique, elles font indubitablement partie du patrimoine local et méritent à ce titre d’être protégées. Des croix monumentales ont pu être édifiées après 1905 sur des terrains privés, et peuvent encore l’être aujourd’hui dans ces conditions.

Un importante jurisprudence du Conseil d’État,  dans son arrêt du 25 octobre 2017 « fédération morbihannaise de la libre pensée », statuant sur la question d’une arche surmontée d’une croix articulées au-dessus d’une statue de Jean-Paul II dont un artiste à fait don à la commune de Ploërmel, condamne l’existence de cette croix sur le domaine public, mais tend à en minorer le sens religieux en n’en faisant pas expressément référence et en utilisant la  formule plus globale « eu égard à ses caractéristiques ».