L'architecture de l'industrie alimentaire à Grenoble

Quelques pistes de recherche

L’évocation de l’industrie alimentaire en Isère et à Grenoble suscite les icônes que sont les usines du chocolat Cémoi ou des pâtes Lustucru, édifices réutilisés ou disparus. Ces sites ont fait l’objet de monographies historiques et patrimoniales et sont donc désormais bien connus. Il sera donc question dans cet article de quelques sites industriels alimentaires méconnus et modestes de Grenoble, issus d’une recherche en cours. Nous insisterons davantage sur la démarche qui a permis leur identification et sur les questions d’urbanisation de la ville qu’elles permettent de soulever, en lien avec d’autres types d’activités industrielles contemporaines.

En-tête de lettre manufacture de pâtes "Amoudru" © Archives privées, droits réservés
En-tête de lettre manufacture de pâtes "Amoudru" © Archives privées, droits réservés

Sources d’archives, méthode et difficultés

Parmi les archives, les dossiers de demandes d’installations d’établissement insalubres[1], conservées aux archives départementales et dans les archives de certaines communes sont précieux. Ils sont constitués d’écrits qui relatent la demande de l’industriel, l’enquête qui s’ensuit et recueille les éventuelles plaintes des voisins puis indique la catégorie dans laquelle s’inscrit la future industrie (définie par le type de nuisance ; fumée, odeur, bruit) qui règlemente son emplacement par des distances des habitations à respecter ; enfin, l’autorisation ou le refus (rare) d’installation de l’établissement industriel. Très souvent, un plan de situation dans la commune, un plan des ateliers et parfois des dessins des élévations et façades, complètent le dossier. Ces documents précieux sont utiles pour la comparaison avec l’édifice encore en place. Le dépouillement de ces archives pour la commune de Grenoble a permis d’identifier et de localiser un grand nombre d’ateliers, manufactures et usines.

 

[1] La période étudiée prend en compte les établissements soumis à la réglementation et à la nomenclature du décret de 1886.

Une ressource unique pour l’Isère

En Isère, nous avons la chance de disposer des cartes intitulées Le département de l’Isère industriel, agricole et pittoresque, réalisée par le maître-adjoint de l’école professionnelle de Voiron, J. Muzy, en 1897 et 1899, toutes deux conservées à la Bibliothèque Nationale de France.

Voir l'article sur les cartes et les guides

Carte du département de l'Isère industriel et pittoresque, JF Muzy, 1897 © Gallica-BNF
Carte du département de l'Isère industriel et pittoresque, JF Muzy, 1897 © Gallica-BNF

Les industries alimentaires

Les activités artisanales et industrielles de l’alimentation, à l’exception de la distillation, des raffineries de sucre, des huileries et torréfacteurs de café ne sont pas soumises à ces demandes d’installation d’établissement insalubre.  Aussi, sur cette thématique de l’industrie alimentaire, la carte industrielle de Muzy, l’iconographie et les archives privées restent les seules sources. A l’échelle du département, le géographe indique l’existence de trois fabriques de pâtes alimentaires, toutes trois installées à Grenoble. 

Extrait du plan général de Grenoble, dressé par Meunier Fumet et Noiray indiquant les terrains industriels, de sport, municipaux, militaires et d’Etat, 1915 (AMMG 1 Fi 000021). Localisation des fabriques Amoudru (1) et Cartier-Millon (2).
Extrait du plan général de Grenoble, dressé par Meunier Fumet et Noiray indiquant les terrains industriels, de sport, municipaux, militaires et d’Etat, 1915 (AMMG 1 Fi 000021). Localisation des fabriques Amoudru (1) et Cartier-Millon (2).

Les fabriques de pâtes Amoudru et Cartier-Millon

Le repérage de terrain a permis d’identifier deux des trois fabriques de pâtes existant à la fin du 19e siècle à Grenoble : Amoudru et Cartier-Millon, la troisième, Granjon, située rue Marceau ayant été démolie.

Les trois fabriques étaient situées dans ce qui est communément appelé aujourd’hui le quartier haussmannien, situé entre le boulevard Gambetta et le Cours Jean-Jaurès, et plus particulièrement l’actuel quartier Championnet.

Les fabriques de pâtes Amoudru et Cartier-Millon observées rue des Bons-Enfants et rue Thiers présentent les caractéristiques architecturales de la première génération d’usines, appelées « manufactures[1] », construites entre 1860 et 1880 en Isère. Adoptant la forme d’un parallélépipède rectangulaire, les bâtiments sont élevés en moellons de pierre sur trois niveaux. Ils ressemblent à ceux qui subsistent dans les petites villes ou à la campagne. Ce qui les distingue de celles observées dans les territoires du Voironnais ou en Vals du Dauphiné, c’est l’enduit qui recouvre la pierre, mais surtout leur emplacement dans le tissu urbain dense de la ville haussmannienne, à l’arrière d’un immeuble, et donc assez peu visibles et encore moins identifiables en tant qu’(ancienne) activité artisanale ou industrielle.   

L‘entête de lettres de la fabrique de pâtes Amoudru montre l’emplacement de la manufacture entre deux autres immeubles dont seules sa taille - trois niveaux d’élévation au lieu de quatre pour les immeubles – et la cheminée la distinguent. Les environs semblent verdoyants et jardinés, une vision idéalisée des environs, qui aujourd’hui sont densément bâti. L’ancienne usine a conservé l’inscription « manufacture de pâtes alimentaires – entrée rue des Bons Enfants ». Un escalier droit en bois situé latéralement distribue les deux étages.

[1] Manufacture : Établissement industriel de grande taille, qui regroupait dans un même atelier différentes machines, conduites chacune par une seule personne, effectuant différentes opérations en vue d'une même production. (L'organisation sociale de la manufacture disparut avec la parcellisation des tâches, créée par le taylorisme et le travail à la chaîne.)

 

L’ancienne manufacture de pâtes Amoudru, vue depuis la cage d’escalier d’un immeuble haussmannien rue Chanaron.

L’ancienne manufacture de pâtes Amoudru, vue depuis la cage d’escalier d’un immeuble haussmannien rue Chanaron.

La manufacture Cartier-Millon

Les données historiques nous indiquent que Louis Cartier-Millon est l’un de ces industriels installés dans le centre ancien de Grenoble qui transfèrent leur activité vers des espaces vacants dans les nouveaux quartiers encore non nommés au milieu du XIXe siècle, aujourd’hui appelés Berriat et Championnet. Le plus souvent, ils migrent de suite vers « Chorier-Berriat », comme le fit notamment Bouchayer Viallet, installé rue de la gare (aujourd’hui avenue Félix Viallet) en 1864. 

Nous avons pu constater lors du repérage de terrain que les manufactures de l’industrie vestimentaire (gants, chapeaux et chaussures), les petites entreprises de serrurerie et les manufactures de pâtes investissent le quartier haussmannien sans pour autant transférer leur activité à Berriat. Le tissu urbain actuel garde les traces de leurs installations.

Cartier-Millon en est l’exception. Il rachète en 1871 une usine installée depuis 1824 Place de Gordes.  Le succès le pousse à construire une manufacture rue Thiers avant son transfert dans le quartier Berriat rue Abbé Grégoire en 1909-1910 et son rachat par Lustucru.

Manufacture de pâtes Cartier-Millon

L’ancienne manufacture de pâtes Cartier-Millon, vues depuis la cour du 18 rue Thiers et depuis la cour du 16 rue Thiers

La manufacture Cartier-Millon qu’il construit 16 rue Thiers présente les mêmes caractéristiques que celles d’Amoudru bien qu’étant plus importante en dimensions. Aujourd’hui située à l’arrière de l’immeuble de type haussmannien construit en alignement sur la rue, un espace très restreint sépare les deux édifices. L’ancienne manufacture ressemble à un immeuble, élevé sur quatre niveaux et quatre travées de profondeur, le tout éclairé par de nombreuses fenêtres. Un escalier droit latéral assez raide, en bois, distribue chaque niveau, constitué d’une seule vaste pièce. Les vitrages quadrillés du premier étage témoignent de l’usage « industriel » des lieux. Ces deux anciennes fabriques de pâtes sont les rares vestiges de cette première génération de manufactures.

La place disponible au sud du quartier Berriat permet à Cartier-Millon d’installer une usine plus grande.  Il fait appel en 1908 aux architectes Reynaud et Jourdan qui dessinent les plans des deux pavillons d’entrée. Conçus comme deux pavillons encadrant une grande propriété et formant l’entrée urbaine de l’entreprise, ils abritent chacun un magasin au rez-de-chaussée et un logement à l’étage. Un portail avec piliers et grille et une conciergerie permettent l’accès à la cour. La vaste usine, construite en moellons de pierre, s’inscrit dans le modèle des premières manufactures, complétée d’une usine à shed en son centre.  Le décor bien connu des poules avec œufs et boîtes Lustucru des carreaux de céramique de la salle aux œufs, réalisé par le carreleur E. Clément participe à l’image de marque de l’entreprise. La villa de Cartier-Millon, quant à elle, est construite en 1905 par l’architecte DPLG Joseph Martin sur le Cours Jean-Jaurès, loin de l’entreprise.

Plan de la façade de la fabrique Cartier-Millon, Reynaud et Jourdan architectes, 1908 © Archives municipales de Grenoble
Plan de la façade de la fabrique Cartier-Millon, Reynaud et Jourdan architectes, 1908 © Archives municipales de Grenoble

Cette disposition témoigne d’un détachement du modèle de la « grande fabrique » ou du « domaine » adoptés par certains industriels où les ateliers sont organisés autour de la demeure patronale sur une vaste parcelle. Toutefois, le choix de l’implantation au sud du nouveau quartier, le soin accordé à l’architecture et au décor illustrent l’affirmation de la place de l’usine dans la ville.

L’inventaire en cours permettra d’identifier la chronologie, les formes et typologies architecturales des différentes activités industrielles implantées dans les villes iséroises et mesurer ainsi leur originalité ou leur constance et leur évolution. La compréhension de l’écosystème industriel permettra d’enrichir le récit de cette histoire urbaine afin de contribuer à la reconnaissance patrimoniale, à l’aménagement et à la requalification des anciens quartiers industriels.