Architecture des distilleries en Isère
Les distilleries de liqueurs du Dauphiné évoquent dans nos esprits des images iconiques ; un breuvage issu d’un savant mélange de plantes de montagne, un goût particulier lié à des recettes inventées dans des temps anciens, des moines élaborant l’élixir dans de vastes alambics en cuivre dans une grande salle voûtée.
Nourries par l’imagerie publicitaire, elles nous racontent assez peu l’écrin et les dispositions architecturales de cette activité artisanale devenue industrielle aux XIXe et XXe siècles. Cet article se propose de donner des clefs de compréhension de l’évolution architecturale des lieux de production entre le début du XIXe siècle et les années 1920 dans le département de l’Isère. Il s’appuie sur les sources d’archives publiques consultées, les affiches et encarts publicitaires mis en regard de la vingtaine d’édifices repérés lors des inventaires du patrimoine réalisés sur les communes de Bourgoin-Jallieu, Saint-Laurent-du-Pont et Voiron par le service départemental du patrimoine culturel. La confrontation a permis d'identifier les types d’implantation, les styles d’architecture adoptés, les matériaux de construction utilisés. Sans prétendre à l’exhaustivité, cette approche invite à parcourir le département et ouvrir un regard sur une architecture rarement prise en considération.
Contexte historique, législatif et géographique
Depuis la fin du XVIe siècle, la corporation des vinaigriers moutardiers (à l’origine sauciers en cuisine) est répartie en quatre communautés distinctes : vinaigriers, limonadiers, cuisiniers et distillateurs d’eau-de-vie de fruits et de vin. L’activité est exercée en ambulant et soumise à la réglementation des bouilleurs de cru encore en vigueur aujourd’hui.
En Isère, le premier établissement de distillation est établi au XVIIIe siècle par les moines chartreux, dans l’enceinte même du monastère, dans un édifice inspiré de la grange monastique. Après la Révolution, le « profil » des fabricants de liqueur évolue, l’on constate notamment que le pharmacien Claudius Brun et le moine médecin Hippolyte Bonal sont à l’origine des premières distilleries à Voiron et à Saint-Laurent-du-Pont, deux villes qui attirent les liquoristes et se révèlent concurrentes.
Le décret impérial de 1810 prévoit la demande de permission pour toute installation de manufacture dégageant une odeur insalubre (considéré à cette époque nuisible à la santé) ou incommode afin de lutter contre les miasmes, et par conséquent contre les maladies, qu’elle génère. Les installations sont classées en trois catégories ; la première regroupait les activités qui devaient être éloignées des habitations, la seconde celles qui pouvaient être établies près de maisons mais pour lesquelles « les activités ne devaient pas nuire au voisinage ou aux propriétés de celles-ci », la troisième permettait d’installer les entreprises en ville sans contre-indications car considérées comme non polluantes (brasserie, savonnerie….). Il faut attendre 1851 pour en voir l’application par le préfet du département.
Au-delà des recettes, quelques écrits abordent des préconisations constructives. En 1866 un traité de "fabrication des liqueurs et de la distillation des alcools" [1] indique : "le laboratoire du liquoriste doit être assez vaste pour que le travail puisse se faire facilement, construit de bonnes murailles, voûté ou plafonné, suffisamment élevé pour que les flammes, dans le cas d'incendie, ne puissent atteindre que difficilement le plafond. Il doit être bien aéré, éclairé par le haut autant que possible, pavé en grès ou, ce qui est préférable, dallé en pierre. Il est de la plus grande urgence d'avoir à disposition une fontaine ou un puits, qui puisse fournir la quantité d'eau nécessaire [...]. Les magasins aux liqueurs devront être, autant que possible de plain-pied avec le laboratoire. Il est essentiel qu'ils ne soient pas humides [..]. Les caves doivent être situées au nord, et avoir une profondeur de 5 à 6 mètres ; la voûte sous la clef possédera 4 mètres environ de hauteur [...] un ordre parfait et une grande propreté doivent exister dans toutes les parties du laboratoire, des magasins, des caves et dans toutes les opérations du liquoriste [..].
Ces préconisations fonctionnelles (espace aéré, éclairé, alimenté en l’eau, régulé en matière d’hygrométrie et d’hygiène….) sont adoptées par les distillateurs qui l’indiquent dans les demandes d’installation ; Berthe à Grenoble en 1861 et Nemoz à Saint-Laurent-du-Pont en 1865. Plus rarement, la sollicitation d’un homme de l’art est envisagée pour la vérification des travaux, comme en témoigne la mention de l’architecte Blandin pour la distillerie Bonal en 1863.
Les installations construites après la réglementation
La distillation touche l’artisanat et l’agriculture, aussi, les premières demandes d’installation à l’administration départementale d’Isère concernent des transformations de fruits (ratafia de cerises en 1844 par Rivoire à Grenoble) et de betteraves en alcool en milieu rural (en 1855 Delisle et Fornier aux Granges-lez-Grenoble, Berthoin à Saint-Egrève, en 1863 et Meffray à Vourey). Parmi les pionniers figure le comte de Virieu qui installe en 1857 une fabrique d’alcool de betterave à Pupetières, dans un édifice rectangulaire regroupant les fonctions de stockage et de distillation. Deux spécialités connexes sont à noter ; la distillation de lavande par Francou à Monestier d’Ambel en 1866 et la fabrication de vermouth [2] à Chapareillan en 1848.
Alors que les établissements bâtis en milieu rural évoqués sont artisanaux et de taille modeste, l’édifice construit par les moines chartreux à Fourvoirie, installé un siècle plus tard, prend des proportions gigantesques.
Une implantation urbaine
Le dépouillement systématique des demandes d’installation conservées aux archives départementales ne permet pas d’établir une carte géographique et chronologique précise ; en effet, les plus anciennes sont antérieures au décret de 1810. D’autre part, aucune trace n’a été trouvée des distilleries installées dans la seconde moitié du XIXe siècle et premier quart du XXe siècle pour Bourgoin-Jallieu (Seigner, Chavin..), Voiron (Brun-Pérod, Meunier, Blanc..) ou Le Grand Lemps (Dutruc, Broquis). L’histoire s’écrit plus facilement pour Saint-Laurent-du-Pont ; Bonal modifie sa fabrique en 1864, Nemoz et Gallifet en 1865 et l’industriel Aubry en 1870 dans une nouvelle usine. A Grenoble, les demandes d’installation datent de 1861 (Berthe) et se concentrent sur la période 1886 - 1900 avec l’apparition de 6 entreprises. En 1927 les statistiques régionales [3] indiquent que le département de l’Isère comprend un "assez grand nombre de petites entreprises" établies dans les communes de Voiron, Grenoble et Bourgoin avec cinq usines chacune.
A Grenoble et Voiron, elles s’inscrivent en centre-bourg, dans le tissu ancien sur un parcellaire étroit et allongé. Les ateliers de production artisanale intègrent des immeubles du XVIIIe et du XIXe siècle et combinent trois fonctions : habitat dans les étages, commerce en rez-de-chaussée sur rue et distillation dans la cour.
A Bourgoin, la distillerie d’absinthe prend la forme d’un édifice longitudinal établi parallèlement à la place Berlioz. Elle est accessible par un porche marqué par une version géométrisée du fronton interrompu. L’immeuble d’angle voisin a abrité les logements des employés de l’entreprise.
A Voiron, la première distillerie Brun s’installe au début du XIXe siècle 16 cours Sénozan, dans un immeuble datant de la fin du XVIIIe siècle ; le porche marquait la séparation entre l’habitation (gauche) et la distillerie (droite).
Vers le développement des grands domaines
À la fin du XIXe siècle, certains liquoristes rompent avec l’organisation traditionnelle des distilleries artisanales et se lancent dans la construction de « grande fabrique ». Ils s’implantent aux portes de la ville, dans un secteur alors peu urbanisé, proche du chemin de fer et des dessertes routières principales. A la différence des précédentes distilleries, ces établissements s’inscrivent dans de plus vastes parcelles. Le bâti se définit par sa monumentalité et par une disposition autour de la demeure.
Les opérations (distillation, tonnellerie, mise en bouteille, expédition, bureaux, conciergerie) s’intègrent dans un ou deux bâtiments de plan rectangulaire, au volume imposant, avec sous-sol, rez-de-chaussée, un étage voir deux plus combles coiffés d’une toiture longitudinale à deux pans.
La vaste demeure bourgeoise, résidence principale du liquoriste, de caractère cossu, souvent alliée aux agréments d’un parc (pièce d’eau, rocaille) et de communs est placée au centre. Ces architectures soignées recourent à un plan symétrique, des matériaux de qualité (pierre de taille, brique) et des décors qui soulignent l’image de marque de l’enseigne. On y retrouve des éléments architecturaux en vogue pour l’époque : façades ordonnancées, chaînes d’angles à bossage, chambranle mouluré avec bossage, corniche à modillon sous toiture, pointe de diamant. Notons l’usage du ciment moulé qui fait son apparition sur l’ensemble des moulurations (balustre, chaînage d’angle, chambranle, rocaille).
Les ensembles sont ceints d’un mur de clôture avec grilles d’entrées ouvragées, un portail monumental et des pavillons d’angle marquant une mise à distance physique de l’ensemble depuis la voie publique. Ces dispositions sont notamment adoptées par les distilleries Meunier et Brun-Pérod à Voiron et aujourd’hui encore visibles pour la distillerie Rocher à la Côte-Saint-André ou l’ancienne distillerie Dutruc au Grand Lemps.
L’architecture de la distillerie Bonal, une image de marque
L’organisation de cette distillerie est conditionnée par la parcelle triangulaire située en plein centre-ville. L’architecte Vincent a savamment mis en scène l’imposant édifice qui s’intègre aux bâtis existants tout en lui donnant une allure d’édifice public en le disposant selon un plan en U. L’ordonnancement et le décorum employés témoignent de la recherche d’un équilibre, d’une volonté de caractériser l’immeuble et de soigner l’image de marque de la Maison Bonal. L’ornementation est magistrale et participe à l’effet d’ensemble. Ainsi, toiture, lucarnes, oculi, couronnement, corniches, fenêtres jumelées, entrées et devantures font l’objet d’un programme décoratif finement composé : épis de faîtages, garde-corps, consoles saillantes et travaillées, bossage en pointe de diamant ou continu, statuaire, motifs floraux ou figurés, figurines et satyres. La fonction de l’établissement est rappelée par l’emploi de cartouches dans lesquels s’inscrivent l’histoire, le savoir-faire et les distinctions de la distillerie : nom, date de fondation ou encore les prix remportés.
Ce programme architectural est aujourd’hui l’un des rares exemples qui ait conservé son cadre bâti d’origine ; le seul à pouvoir attester la place accordée à l’architecture dans l’image de marque d'une activité économique
Notes, bibliographie et sources
Notes :
[1] P. Duplais jeune. Traité de la fabrication des liqueurs et de la distillation des alcools... : suivi du traité de la fabrication des eaux et boissons gazeuses et de la description complète des opérations nécessaires pour la distillation des alcools. Tome 1. 1866-1867, troisième édition. Extrait p.34 "Du laboratoire, des magasins et des caves".
[2] vin aromatisé adjoint d’une macération d’herbes, épices, racines. Une des régions de production importante était située à Chambéry.
[3] Article paru dans le n° d'avril 1927 des Alpes économiques-bulletin officiel de l'association des producteurs des Alpes Françaises.
Bibliographie :
- Massard-Guilbaud Geneviève. La régulation des nuisances industrielles urbaines (1800-1940). In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°64, octobre-décembre 1999. Villes en crise ? pp. 53-65. https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1999_num_64_1_3891
- Anne Cayol-Gerin. Ancienne distillerie de Fourvoirie Saint-Laurent-du-Pont. Étude historique et architecturale. Septembre 2006, Conservation du patrimoine de l’Isère, Département de l’Isère.
- https://www.patrimoine.rhonealpes.fr/
Sources :
- Archives départementales de l’Isère : 120M 33 et 120M 69
Christelle Four et Sophie Luchier
Chargées d’inventaire dans le cadre de l’inventaire patrimonial des communes du Pays Voironnais.
Pour en savoir plus :
La publication de l'association pour le patrimoine et l'histoire de l'Industrie en Dauphiné (APHID) sur les alcools liqueurs et eaux de vies :
Découvrez également l'exposition du Musée Dauphinois "L'ivresse des sommets, eaux de vies, liqueurs et autres breuvages des Alpes"